La traite et la conquête coloniale ; le plus grand crime de tous les temps.
Courant traditionnel ? Non, dit Jean Suret-Canale. Du temps du Ghana et du Mali, il y eut des esclaves noirs razziés, puis vendus dans les tribus arabes. Mais les auteurs arabes ne parlent que bien peu du trafic des esclaves. Il ne dépassait pas en importance, et était même probablement inférieur au trafic d’esclaves qui alimentait le monde arabe, en provenance de l’Europe, où les chrétiens vendaient sans scrupules de conscience aux «infidèles» les Germains et les slaves «païens» razziés sur les confins de la chrétienté… Verdun et Venise étaient devenus des centres importants dans la fabrication des eunuques et le commerce des esclaves en direction des pays arabes «esclaves» venu d’«esclavon», origine de l’«esclavonie» ou «Slavonie. »
Dans le monde arabe, l’esclave servait surtout à fournir concubines et almées aux harems des riches et des puissants. Quant aux empereurs du Mali, ils achetaient des pages blancs en Egypte. De même, il est faux de penser que la traite des esclaves en direction des pays arabes ou de la Turquie a joué un rôle important à partir du Xè siècle. En fait, les chiffres sont dérisoires, et c’est seulement au XIXè siècle que le courant de traite principal devient celui en direction de la côte orientale de l’Afrique, où les Arabes reprennent la place que leur avait enlevée les Portugais : en 1840, il y avait 15.000 esclaves sur le marché de Zanzibar. Du XVè au XIXè siècle, c’est bien l’Europe qui a mis l’humanité africaine au pillage.
Le P. Dieudonné Rinchon, capucin, estime le nombre de transportés à 12.500.000 pour les seuls ressortissants congolais. Le professeur américain W. E. B. Du Bois donne les chiffres suivants sur les exportations de Noirs en direction du continent américain : 900.000 au XVIè siècle, 2.750.000 au XVIIè siècle, 7.000.000 au XVIIIè et XIXè siècles. Environ 15.000.000 en tout. C. de la Roncière donne les chiffres de 15 millions, pour les XVIIè et XVIIIè siècles, et de 5 autres millions pour la période de 1798-1848, en se basant sur les documents parlementaires britanniques : soit un minimum de 20 millions.
A ces chiffres d’exportation directe, si l’on peut dire, il convient d’ajouter les victimes des razzias, ceux qui tombèrent en cours de route vers la mer ou à bord des vaisseaux négriers, après un calvaire indicible. Le professeur Du Bois estime que, pour un esclave parvenu vivant en Amérique, il faut compter cinq Noirs tués en cours de route, ce qui porte le chiffre des victimes de la traite à quelque 60 millions d’Hommes. En y ajoutant la traite en direction de l’Orient, A. Ducasse avance le chiffre de 150 millions d’Hommes.
Deux textes du temps montrent le vrai caractère de la traite. Celui que mentionne le P. Rinchon :
«Dégrandpré évalue à 30.000 la mortalité des Noirs à Saint-Domingue chaque année et à 44.000 les naissances jointes aux transportations. Il faut l’avouer, ajoute le négrier, nous spéculions sur les excès de leur travail, et nous ne craignons pas de les faire périr de fatigue, si le prix que nous obtenions de leurs sueurs, égalait celui de leur achat. Sans la traite, la population esclave des Antilles aurait fini par disparaître entièrement dans l’espace d’une quarantaine d’années. »
Et celui de Gaston Martin, dans son histoire de l’esclavage dans les colonies françaises : Hilliard d’Auberteuil, qui parle d’un pays qu’il ne connaît pas bien et où il a résidé douze ans, écrit à propos de Saint-Domingue :
«On a introduit dans la colonie depuis 1680 plus de 800.000 nègres… Cependant il n’en reste (en 1776) que 290.000… Le tiers des nègres de la Guinée meurt ordinairement dans les trois premières années de la transplantation et la vie laborieuse d’un nègre fait au pays ne peut pas être évaluée à plus de 15 ans. »
Les Portugais, au XVIè siècle, puis les Hollandais au XVIIè siècle et les Anglais au XVIIIè siècle, sont en tête de liste des «négriers». Liverpool et Nantes doivent leur prospérité à la traite. La Guinée qui devient un immense entrepôt de chair humaine, rayonne sur 1.500 kilomètres de littoral de la Mauritanie au Congo. Les Français opèrent au Sénégal et à l’est de la Volta, les Hollandais sur la Côte d’Ivoire, les Anglais sur la Côte de l’Or, Anglais et Français au Bénin, enfin, au XVIIIè, dans l'Angola et le Loango.
«Les Nègres du Congo, dit Auberteuil, sont très appréciés à Saint Domingue ; adroits et faciles à conduire, ils apprennent en peu de temps tous les métiers qu'on veut leur montrer et ils sont intelligents dans la culture des terres. »
L. Dégrandpré, ce capitaine négrier français dont la barbarie endeuilla plus d'une maison congolaise dans les années 1786 et 1787 disait :
«A Saint Domingue les esclaves les plus communs et les plus estimés sont les Kongo. Ce sont des Noirs magnifiques, robustes, durs à la fatigue, et sans contredit les meilleurs de nos colonies. »
On se dispute les «belles pièces d’Inde», c’est à dire les beaux adolescents pour le travail dans les plantations de la canne à sucre, et les négresses aux formes généreuses pour le plaisir des maîtres, les enfants enfin pour la domesticité. Alors que les Congolais, nostalgiques, finissaient souvent par le suicide, les Noirs de la Côte de l’Or gagnaient la faveur de leurs maîtres anglais par leur docilité et leur force.
«La traite, dit Ch. A. Julien, constituait un commerce honorable. Ni l’Eglise catholique, ni l’Eglise protestante ne protestèrent. On justifia même l’institution à l’aide de textes de l’Ancien Testament et par la nécessité de convertir les païens. Les négriers de Bordeaux et de Nantes se considèrent comme des hommes éclairés, ouverts aux idées d’humanité et de tolérance. »
D’importantes modifications de caractère économiques et sociales doivent être signalées. Tout d’abord, la traite paralyse le développement des forces productives, à la fois par la dilapidation extraordinaire des forces de travail et par d’autres conséquences indirectes. Contre les hommes noirs d’Afrique, l’Europe envoie de la pacotille : alcool frelaté, poudre, armes à feu démodées. Au lieu de faire directement la chasse aux esclaves, l’Europe confie ce soin à des intermédiaires africains.
C’est ainsi que la guerre, les razzias, deviennent l’activité la plus lucrative, pour le seul bénéfice des négriers, et la ruine de l’Afrique noire. Parmi les effets moins négatifs (quoi que discutables), citons l’introduction de plantes nouvelles, plus productives : maïs, manioc, arachides ; la généralisation de la notion de monnaie, tête de bétail, barre de sel, cauris, mais aussi et surtout, signe de déchéance, l’homme, l’homme noir.
Le résultat ? Ecoutons Maurice Halbwachs dans l’Encyclopédie française (tome VII, 1936) :
«La population de l’Afrique étant demeurée stationnaire depuis trois siècles, elle a perdu par rapport à la population mondiale les deux tiers de l’importance qu’elle avait au XVIIè et XVIIIè siècles. Alors qu’on pouvait dire en gros qu’elle représentait le cinquième, l’Europe aussi, et l’Asie plus du tiers, maintenant, cette part est réduite à moins d’un treizième. Bien qu’on attribue à la race noire une grande fécondité, elle a bien perdu depuis deux ou trois cents ans comme importance relative. »
C’est là l’aspect statistique, «objectif». Combien les Noirs d’Afrique ont-ils perdu en richesse humaine ? De quelles richesses humaines le monde n’a-t-il pas ainsi été privé ?
On ne peut fuir ni se cacher de l'épouvante et rester indifférent au caractère sacré de la vie. Dans ce monde à deux vitesses, le Parlement français a reconnu le génocide arménien qui fit 1.000.000 de morts en 1915. En Afrique, perdure ce sentiment d'incrédulité, d'horreur et d'injustice, là où les vestiges de la traite et de la colonisation restent ancrés dans toutes les mémoires. On en vient à se demander, dans le bruit assourdissant de ces silences criminels, et de cette reconnaissance qui tarde à venir dans les faits, si réellement dans la conscience occidentale, le Noir a vraiment acquis son statut d'homme libre…Où est donc la «civilisation ?»
Jean-Claude BEMBA
Commentaires (6)
1. Leila 28/01/2008
Chapeau pour cet article...
2. chabinga 12/04/2008
thanks for your good ....................XVè siècle you have to add rwandese genocide ,because all are colonial result .
Now i'm writing from DARFUR region eastern Soudan, surely it's the same as you mentioned above. the as happened in rwanda my country and we still in mourning week were 1.000.000 peoples died .And there existing up to now...............thanks!
3. Kimberley 06/03/2009
Awesome! Indeed awesome is the right word. I loved it!
4. kra andre 30/07/2010
Je suis très heureux pour cette relecture de l'Histoire de l'Afrique pour les jeunes africains que nous sommes.Etant étudiant en histiore àl'universté d'ABIDJAN(Cote d'Ivoire),puis-je avoir votre email pour d'éventuelles préoccupations?.
5. guillaumet 19/11/2010
c'est un très bel article, il faut le faire connaître. C'est important pour les inconscient qui poursuivent des comportements nourris malgré tout d'inégalités et de discriminations.
Merci
6. Issifou Issa 11/05/2014
Bel article ! Majestueusement écrit !
Le malheur de l'Afrique c'est d'avoir fait la rencontre des peuples les plus barbares de l'humanité que sont les occidentaux. Et aujourd'hui ils s'étonnent que nous ne soyons pas développés. Après 400 ans de destruction indicible, comme par magie, nous devons tout réparer en 50 ans d'indépendance et encore quelle indépendance...